Une année après avoir tenu, à Lourdes, à l’occasion du 150e anniversaire de l’inauguration de la basilique de l’Immaculée-Conception (1871-2021), sa 75e Session annuelle sur Marie, Consolatrice des affligés (Consolatrix afflictorum), dont les Actes ont été publiés dans le courant de l’année 20221, la Société Française d’Études Mariales a consacré sa 76e Session, qui s’est déroulée à Lisieux du 22 au 25 août 2022, au thème Église de Marie, Église de Pierre. Le prochain volume des Études Mariales, à paraître en cette année 2023 qui marque à la fois le 150e anniversaire de naissance de sainte Thérèse de Lisieux (2 janvier 1873), et le 350e anniversaire de naissance de saint Louis-Marie Grignion de Montfort (31 janvier 1673), en rassemblera les fruits afin de les rendre accessibles, non seulement aux participants et aux membres de la SFEM, mais aussi à un lectorat plus large.

La formule « Église de Marie, Église de Pierre » qui ne saurait être absolutisée s’agissant d’abord et toujours de l’Église du Christ, donne à percevoir l’intention d’accorder une attention particulière à l’affirmation du Catéchisme de l’Église catholique, empruntée à la Lettre apostolique Mulieris dignitatem (15 août 1988) de saint Jean-Paul II, selon laquelle « la dimension mariale précède la dimension pétrinienne » (CEC 773, cf. MD 27).

A priori, comme son nom l’indique, la Société Française d’Études Mariales a plus vocation à servir humblement l’intelligence contemplative du profil marial de l’Église que de son profil pétrinien. À condition toutefois de ne point perdre de vue que l’un et l’autre sont, respectivement et de manières différentes, coextensifs à l’Église. Selon une lecture chère à Hans Urs von Balthasar, n’est-ce pas la mission de Jean, le disciple ayant vécu une relation intime tant avec Marie qu’avec Pierre, que d’aider l’Église du Christ à devenir ce qu’elle est, à savoir celle qui « à la place de Pierre, se tient sous la Croix pour y accueillir en son nom l’Église mariale2 » ? Autant dire d’emblée que plusieurs contributions qualifiées portant tant sur les aspects johanniques (Daniel Doré) que sur l’apport du théologien de Bâle (Johann Roten ; Christa Bisang-Baumann) ne pouvaient faire défaut.

Il reste que pour être bien compris le choix du thème Église de Marie, Église de Pierre, mérite quelque explication, non sans quelque bref détour par un point d’histoire de la mariologie contemporaine.

À partir de la publication, en 1931, d’un bref article intitulé De principio supremo Mariologiae3, de la plume du chanoine Jacques Bittremieux (1878-1950), brillant théologien de Louvain connu pour sa contribution sur la médiation universelle de Marie dans l’ordre la grâce à la demande du Cardinal Désiré Mercier (1851-1926)4, les artisans de la réflexion théologique systématique se sont disputés à coup de publications au sujet du « principe premier de la mariologie5 ». En soi, la volonté d’identifier un tel principe ne manquait ni de légitimité ni même d’antécédents : un Mariale du théologien capuçin saint Laurent de Brindisi (1559-1619), proclamé Docteur de l’Église universelle le 19 mars 1959 par le pape Jean XXIII, parlait du « premier principe de la noblesse et de la dignité de Marie6 ». À la même époque le jésuite Francisco Suarez (1548-1617) estimait que la dignité de Mère de Dieu est le « fondement duquel il faut tirer la raison de tout ce que nous dirons de la Sainte Vierge7 ». Plusieurs siècles auparavant, le fameux théologien du Moyen-Âge que fut Eadmer (1141) déduisait toutes les indications sur Marie de la racine qui consiste à être la Mère de Dieu8. Que le fait d’être la Théotokos, soit la racine la plus importante de toutes les affirmations mariologiques ne saurait être mis en doute dans la mesure où, au cœur de la vie terrestre de Marie, la maternité divine, commente l’ecclésiologue dominicain François Daguet, est le « point focal de la Révélation, pour elle et pour l’ensemble du dessein divin qui se réalise par l’Incarnation9 »,

Toutes les assertions sur Marie ne dérivent pas pour autant de sa maternité divine comme par nécessité purement logique en se livrant à l’art cartésien de la déduction more geometrico. Or, c’est précisément en réaction à des excès rationalistes de ce type que, chacun à leur manière, des théologiens comme Hans Urs von Balthasar (1905-1988), Jean Galot (1919-2008)10 ou René Laurentin (1917-2017) et bien d’autres, ont jugé préférable d’estimer plutôt vaine la recherche d’un « principe premier de la mariologie », non parfois sans en adopter un à leur convenance plus ou moins implicite.

Dans un chef d’œuvre « tout paraît nécessaire, et pourtant tout est souverainement libre et gratuit », explique joliment René Laurentin :

Les nécessités que ce chef-d’œuvre, que cet amour imposent ne sont pas réductibles à une formule. Elles se présentent comme un faisceau d’harmonies dont on n’a jamais fini l’inventaire. Elles ne se laissent pas déduire à partir d’un principe simple, mais discerner indéfiniment dans un ensemble où l’on ne pourrait rien changer. Ainsi en est-il de certains vers de Racine, de la Pietà d’Avignon, ou de ce regard qu’un foyer uni jette sur son passé. Ainsi en est-il, au plus haut degré, de la destinée de Marie, ce chef-d’œuvre de Dieu, le fruit du plus haut amour qu’il ait porté à une personne créée. Ainsi en est-il, plus pleinement encore, de l’ensemble du dessein de Dieu, hors duquel le tête-à-tête de Dieu et de sa Mère n’aurait pas plus de sens que l’abrupt mystère de la mort de Dieu sur la Croix, si on l’isolait du reste du mystère du Salut11.

La conscience ainsi suggérée des limites d’une approche trop déductive a recentré avec bonheur sur le fait que Marie est la femme avec laquelle Dieu a fait Alliance. Une perspective qui, non sans rejoindre et redécouvrir l’approche patristique de la « Nouvelle Ève », a porté de beaux fruits, notamment, outre les écrits mariologiques de bien des théologiens du XXe siècle, à travers les travaux de biblistes parmi lesquels ceux d’André Feuillet (1909-1998), Ignace de la Potterie (1914-2003)12 ou plus récemment Aristide Serra13 et bien d’autres.

Quant à Hans Urs von Balthasar déjà cité, sans s’opposer formellement à l’identification d’un principe premier de la mariologie, dont il critique néanmoins les limites14, il a fourni une contribution notoire, que saint Jean-Paul II a fait sienne15, ainsi que les papes Benoît XVI et François, et qui consiste à parler du principe marial ou du profil marial de l’Église16. Il s’agit sans doute, parmi les diverses tentatives de mise en relation de Marie non seulement avec le Christ mais aussi avec l’Église, notamment avec celles de Charles Journet (1891-1975), d’Henri de Lubac (1896-1991) et de Louis Bouyer (1913-2004), de l’une des plus fécondes de la théologie contemporaine. Selon Mgr Brendan Leahy, auteur d’une thèse sur Le principe marial dans l’Église selon Balthasar, « le principe marial est cette dimension de l’Église qui continue et rappelle le oui de Marie à Dieu17 ». Henri de Lubac estimait quant à lui que la réflexion de Balthasar sur le principe marial de l’Église était probablement « sa plus grande contribution à l’ecclésiologie contemporaine et postconciliaire18 ». Selon Balthasar, explique le cardinal Marc Ouellet :

[L]a priorité de l’Église universelle sur l’Église locale se comprend non pas à partir de Jérusalem, d’Antioche ou de Rome, mais à partir de Marie qui accueille et communie, dans la foi, au Verbe fait chair (…) À partir de Marie, première Église, se déploie l’unité de l’Église dans la diversité des communautés, sans dissolution de l’universel dans le particulier ni absorption du particulier dans l’universel19.

Il s’agit moins d’un principe premier de la mariologie que d’un principe marial de l’Église et donc de l’ecclésiologie, à recevoir sans nul doute comme l’un des meilleurs fruits d’une corrélation toujours plus étroite entre le mystère de Marie et celui de l’Église. Entre Marie et l’Église, le nexus mysteriorum (cf. Cc Vatican I, DS 3016) n’est-il pas le plus étroit qui soit ? Par suite, note Joseph Ratzinger, la doctrine mariale de l’Église ne peut que mettre en relief « le lien intérieur des mystères dans leur face à face et leur unité20 », et de ce fait garantir l’équilibre de la foi et de la théologie. Une fonction aussi précieuse des études mariales en faveur tant de la doctrine que de la vie de foi lui confère une bienfaisante actualité à la mesure des défis contemporains. Gageons que les contributions une fois réunies et publiées dans le volume 76 des Études Mariales (Bulletin de la SFEM) seront susceptibles d’aider à en prendre la mesure.

Un accent particulier est mis sur l’apport de quelques grands théologiens du XXe siècle. Les articles de Sr Claire Galle (Joseph Ratzinger-Benoît XVI), de Christa Bisang (Leo Scheffczyk) et du P. Johann Roten (Balthasar), valorisent la pensée de théologiens germanophones. Ceux du frère dominicain Philippe-Marie Margelidon (Marie-Joseph Nicolas, op), de Sr Marie-David Weill (Louis Bouyer), du P. Pascal Nègre (Jean-Marie Hennaux, sj), et de Sr Dominique Waymel (Henri de Lubac, sj) font large place aux théologiens francophones.

Quant aux exposés portant sur les mystères de « l’héritier du trône de David, sa Mère et l’Église qu’il a bâtie sur Pierre » (Jean Stern), puis sur « quelques témoignages de l’antiquité byzantine sur l’apparition du Ressuscité à sa Mère » (Diego Arfuch), ou à propos de l’implicite mais solide dimension ecclésiologique de la doctrine mariale de saint Louis-Marie Grignion de Montfort (Étienne Richer) et de la spiritualité mariale et sacerdotale des Foyers de Charité (Dominique Bostyn) qui s’en inspire, ils viennent compléter avec bonheur, la mosaïque de réflexions ainsi composée. Leur variété n’en dessert point l’unité dans la quête de l’intelligence contemplative du mystère de l’Église, dont la Theotokos est aussi la Mère, et dont Pierre, demeure, en son sein, le serviteur des serviteurs de Dieu (servus servorum Dei).

Somme toute, la formule la plus synthétique permettant de comprendre ce qui a motivé la SFEM a apporté sa contribution en ce sens, se laisse découvrir sous la plume du regretté jésuite Jean Laplace (1911-2006) résumant une homélie de saint Jean-Paul II21 par ces mots : « La foi de l’Église, c’est d’abord la foi de Marie dont Pierre est le garant22 ».

Fidèle à sa mission de servir les études mariales, la SFEM tiendra sa prochaine Session annuelle du 28 au 31 août 2023, près du Sanctuaire Notre Dame des Trois-Épis (diocèse de Strasbourg, près de Colmar), sur le thème « Marie et le combat spirituel ».

30 décembre 2022

Étienne Richer, cb

Président de la SFEM


1 Sfem, Marie Consolatrice des affligés, Actes de la 75e session de la SFEM, Lourdes, 23-26 août 2021, Études Mariales n° 75, Abbeville, F. Paillart éditeur, 2022, 258 p.

2 Hans Urs von Balthasar, Le complexe anti-romain. Essai sur les structures ecclésiales, Paris, Apostolat des Éditions, 1976, p. 234-235. En allemand : Der antirömische Affekt, Fribourg-in-Brisgau, Herder, 1974.

3 Jacques Bittremieux, De principio supremo Mariologiae, dans Ephemerides Theologiae Lovanienses 8 (1931), p. 249-251.

4 J. Bittremieux, De Mediatione universali B.M. Virginis quoad gratias, Bruges, 1926.

5 Il s’agit d’une question qui a fait couler beaucoup d’encre au cours du XXème siècle, au point d’être qualifiée par Gabriele Maria Roschini (1900-1977), fondateur de la revue Marianum (1939) et premier président de la Faculté pontificale du même nom(1950), de « problème fondamental de toute la méthodologie mariologique » (G.-M. Roschini, La Madonna secondo la fede e la teologia, vol. I, 1953, p. 97).

6 Laurent de Brindisi, Mariale, Padova, 1929, p. 479.

7 Francisco Suarez, Mysteria vitae Christi, Venezia, 1605, disp. I, p. 2.

8 Cf. Eadmer, Liber de excellentia Virginis Mariae, PL 159, 557-580.

9 François Daguet, op, « Quelques remarques sur le développement du dogme marial », dans Collectif, Théologie Mariale, Actes du Colloque de Rocamadour (11-13 octobre 2013), Presses Universitaires de l’Institut Catholique de Toulouse-Lethielleux (coll. Sciences Religieuses), 2014, p. 197.

10 Jean Galot, Dieu et la femme – Marie dans l’œuvre du salut, Louvain, Sintal, 1986, p. 18.

11 René Laurentin, Court traité sur la Vierge Marie (sixième édition refondue et mise à jour), Paris, François-Xavier de Guibert, 2009 (1ère éd. en 1953), p. 109.

12 Cf. Ignace De La Potterie, Marie dans le mystère de l’Alliance, Paris, Desclée (coll. « Jésus et Jésus-Christ » n°34), 1988 ; André Feuillet, Jésus et sa Mère d’après les récits lucaniens de l’Enfance et d’après saint Jean, Paris, Gabalda, 1974.

13 Cf. Aristide Serra, Maria nelle Sacre Scritture, Milano, Servitium, 2016, 736 p. ; La Donna dell’Alleanza. Prefigurazioni di Maria nell’Antico Testamento, Padoue, 2006.

14 Hans Urs von Balthasar, « La réponse de la femme », dans La Dramatique divine, t. II, Les personnes du drame, 2. Les personnes dans le Christ, Namur, Culture et Vérité, 1990, p. 283.

15 Cf. Jean-Paul II, Allocution aux Cardinaux et aux prélats de la Curie romaine (22 décembre 1987), AAS 80 (1988), n. 8, p. 1025-1034.

16 Cf. H. U. von Balthasar, « Le principe marial », dans Points de repère, Paris, Fayard, 1973, p. 76-86.

17 Brendan Leahy, Il principio mariano nella Chiesa, Roma, Città Nuova, 1999, p. 14.

18 Henri de Lubac, « Un testimonio di Cristo », Humanitas 20 (1965) 9, p. 582.

19 Marc Ouellet, « Marie et l’avenir de l’œcuménisme », Communio 28 (2003), p. 123.

20 Joseph Ratzinger, Marie, première Église, traduit de l’allemand par Robert Givord, Joseph Burkel et Charles Chauvin, Paris, Médiaspaul, 1998, p. 25.

21 Cf. Jean-Paul II, Homélie du 10 septembre 1984, Sanctuaire Notre Dame du Cap (Canada).

22 Jean Laplace, L’Esprit et l’Église. Aux sources de la vie spirituelle, Desclée-Bellarmin, 1987, p. 46.

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